Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/313

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gands, et le prince me dit : « Si j’avais été Dieu, sur le point de créer le monde, et si j’avais prévu dans ce moment que les Brigands de Schiller y seraient écrits, je n’aurais pas créé le monde. » — Le rire nous prit à ces paroles. — « Que dites-vous de cela, c’était une antipathie qui allait un peu loin, et qu’on ne saurait guère s’expliquer. »

« — Cette antipathie, dis-je, nos jeunes gens et surtout nos étudiants ne la partagent pas du tout ; on peut donner les œuvres les meilleures, les plus mûres de Schiller et d’autres, on ne voit que peu ou point de jeunes gens ou d’étudiants au théâtre ; mais que l’on donne les Brigands ou le Fiesque de Schiller, la salle en est presque remplie. » — « C’était il y a cinquante ans comme aujourd’hui, dit Goethe, et ce ne sera pas autrement, sans doute, dans cinquante ans. Ce qui a été écrit par un jeune homme est aussi surtout goûté par les jeunes gens. Et puis, que l’on ne pense pas que le monde soit si avancé en civilisation et en bon goût, que la jeunesse elle-même ait déjà dépassé l’époque de la violence  ! Lors même que le monde, dans son ensemble, progresse, la jeunesse cependant doit toujours reprendre par le commencement ; chacun doit traverser comme individu toutes les époques de la civilisation du monde. Cela ne m’irrite plus, et il y a longtemps que j’ai là-dessus composé les vers que voici[1] :

Ne défendez jamais les feux de la Saint-Jean,
Et que jamais la joie ne se perde !

  1. Xénies douces, Ve partie. — Ces vers sont devenus proverbiaux. À la Saint-Jean, les enfants allument des feux, y enflamment tous les vieux balais qu’ils peuvent se procurer, et courent à travers les champs en les agitant en guise de torches. Voir les Annales de Goethe, année 1804.