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la vie présente au milieu de laquelle nous sommes placés ; une pareille idée ne peut venir que d’une manière de penser, et d’un système d’opinions vides et creux, et elle les fortifiera en les satisfaisant. On peut bien, pendant une joyeuse soirée d’hiver, se déguiser en Turc ; mais que dire d’un homme qui se montrerait toute l’année sous ce costume ? Ou qu’il est fou, ou qu’il a les plus grandes dispositions pour le devenir. »

Ces paroles sur un sujet qui touche tant à la vie intime, nous parurent fort justes, et nous les approuvâmes avec d’autant plus de facilité que personne de nous ne pouvait les regarder comme un léger reproche. La conversation vint alors sur le théâtre, et Goethe me plaisanta sur le sacrifice que je lui avais fait le lundi soir précédent. « Voilà maintenant trois ans, dit-il, qu’il est ici, et c’est la première fois qu’il manque le spectacle par amour pour moi ; je dois lui en tenir fortement compte. Je l’avais invité, il avait promis de venir, cependant je doutais qu’il tînt parole, surtout lorsque six heures et demie sonnèrent et qu’il n’était pas encore là. J’aurais été content tout de même s’il n’était pas venu ; j’aurais dit : Voilà un homme qui décidément a la tête prise ! le théâtre lui vaut mieux que ses plus chers amis, et rien ne peut détourner son penchant obstiné. Mais aussi je vous ai dédommagé ! n’est-ce pas ? Ne vous ai-je pas montré de jolies choses ? » — Goethe faisait allusion par ces mots à la Nouvelle.

Nous parlâmes alors du Fiesque de Schiller, qui avait été joué le samedi précédent. « C’est la première fois, dis-je, que je voyais la pièce, et je me suis préoccupé de savoir comment on pourrait adoucir les scènes trop violentes ; mais il me semble que l’on ne peut guère faire de changements sans détruire le caractère de l’ensemble. »