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Mercredi, 30 mars 1825.

Grand thé ce soir chez Goethe. J’y ai rencontré les jeunes Anglais qui habitent Weimar[1] et un jeune Américain.

  1. Il y avait alors à Weimar toute une colonie de jeunes Anglais appartenant, pour la plupart, à de riches familles, et qui, au milieu de leur tour d’Europe, faisaient une station prolongée dans la ville de Goethe. Celui-ci montrait pour eux une grande sympathie qui s’explique par une certaine analogie d’opinions. Goethe, en effet, ressemble assez, par un grand nombre de ses idées politiques, à un lord anglais. Il aurait été très-bien à sa place et dans son groupe naturel à la Chambre haute d’Angleterre, assemblée conservatrice par essence et très-libérale quand il le faut.

    Thackeray, en 1831, a été au nombre de ces jeunes Anglais, habitants passagers de Weimar, et dans une lettre, écrite en 1835 à M. Lewes, il a donné d’intéressants détails sur son séjour. De cette lettre assez longue nous voulons au moins extraire les passages suivants :

    « Quoiqu’il n’allât plus dans le monde, Goethe faisait un accueil très-bienveillant aux étrangers. Chez sa belle-fille, le thé était toujours servi pour nous. Nous passions chez elle, de la façon la plus agréable, de longues heures, de longues soirées, consacrées soit à la causerie, soit à la musique. Nous parlions de tous les romans et de tous les poëmes français, anglais et allemands. Mon bonheur en ce temps était de faire des caricatures pour les enfants. Quand je repassai à Weimar, je fus touché de voir qu’on se les rappelait encore, et que quelques-unes même avaient été conservées ; mais vingt-deux ans auparavant, encore jeune homme, j’avais été rempli de fierté quand on m’avait dit que plusieurs de mes dessins avaient été regardés par le grand Goethe.

    « Il restait toujours dans les pièces particulières qu’il habitait, où un très-petit nombre de privilégiés étaient seuls admis ; mais il aimait à savoir tout ce qui se passait, et s’intéressait à tous les étrangers. Lorsqu’une personne, par sa physionomie, frappait son imagination, un artiste de Weimar faisait son portrait. Goethe avait ainsi de ce peintre toute une galerie de portraits aux deux crayons. Sa maison d’ailleurs n’était que tableaux, dessins, moulages, statues et médailles.

    Je me rappelle toujours le trouble que je ressentis quand je fus averti, moi, jeune homme de dix-neuf ans, que M. le Conseiller intime me recevrait telle matinée. Cette audience si importante pour moi eut lieu dans une petite antichambre de son appartement particulier, entièrement garnie de moulages et de bas-reliefs antiques. Il portait une longue redingote grise, une cravate blanche et un ruban rouge à la boutonnière.