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bonne heure ; et j’ai consacré presque une demi-existence à la contemplation et à l’étude d’œuvres d’art, mais cependant, sous certains rapports, je reste loin de Meyer. Lorsque j’ai un nouveau tableau, je me garde bien de le lui montrer aussitôt, je veux voir d’abord jusqu’où je saurai aller tout seul. Et lorsque je pense m’être bien rendu compte des qualités et des défauts de l’œuvre, je la montre alors à Meyer ; mais son regard est bien plus pénétrant que le mien, et maintes lumières nouvelles, grâce à lui, viennent m’éclairer. Tout cela me montre toujours mieux ce que c’est que d’être vraiment grand dans un genre. Meyer a en lui les connaissances artistiques de siècles tout entiers[1]. »

On demandera sans doute pourquoi Goethe, s’il était si persuadé que l’homme ne doit faire qu’une seule chose, a dans sa vie étudié tant de sciences différentes. Je répondrai que si Goethe venait au monde aujourd’hui, et s’il trouvait sa nation parvenue à cette hauteur poétique et scientifique à laquelle elle est arrivée, en grande partie grâce à lui, bien certainement il n’aurait pas de

  1. « Goethe m’a dit un jour, à propos de son ami le peintre Meyer, une parole qui pouvait peut-être s’appliquer encore plus justement à lui-même : « Nous tous, disait-il, tant que nous sommes, Wieland, Herder, Schiller, nous avons laissé ce monde nous duper en quelque manière ; aussi nous pouvons y revenir, il ne s’en fâchera pas. Mais il n’en est pas que je sache, de même pour Meyer ; il est si clair, et ce qu’il voit, il le voit d’un regard si calme, si profondément intelligent, il le pénètre tellement, il est si complètement détaché de toute passion troublante, de tout esprit de parti, que dans le jeu que la nature joue avec nous, il voit toujours le dessous des cartes. Aussi son âme ne doit pas penser à revenir ici, car cela ne plaît pas à la nature qu’on voie ainsi son jeu sans qu’elle vous en prie ; et si de temps en temps apparaît un esprit qui découvre tel ou tel de ses secrets, aussitôt apparaissent dix individus dont l’affaire est de le remettre sous le boisseau. » Falk. (Portrait de Goethe vu dans l’intimité, p. 17.)