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sera aussi à l’acteur l’art de donner pour les yeux à une fiction l’apparence de la réalité ; c’est assez pour lui de créer la fiction. Car il ne faut pas confondre la connaissance d’un art et sa pratique. Toute pratique d’un art, pour être amenée à la perfection, demande une existence. Aussi Goethe a voulu connaître beaucoup de choses, mais il n’en a fait qu’une seule. L’art auquel il a consacré son activité, et dans lequel il est devenu un maître accompli, c’est l’art d’écrire en allemand[1]. Seulement il a appliqué son art à beaucoup d’objets. Il ne faut pas non plus confondre les occupations véritables de la vie avec les occupations qui ne servent qu’au perfectionnement d’une autre activité. Ainsi il faut que l’œil du poëte soit exercé à saisir sous tous ses aspects la nature sensible. Si donc Goethe a raison de dire que, lorsqu’il s’occupait de peinture, pour devenir peintre, il suivait une fausse voie, cette occupation était, au contraire, parfaitement légitime lorsqu’il ne lui donnait son

  1. En 1790, à Venise, entendant parler autour de lui le mélodieux langage des lagunes, et dans un moment de découragement, Goethe écrivait : « J’ai essayé bien des choses, j’ai beaucoup dessiné, gravé sur cuivre, peint à l’huile, j’ai aussi bien souvent pétri l’argile ; mais je n’ai pas eu de persévérance, et je n’ai rien appris, rien accompli. Dans un seul art je suis devenu presque un maître, dans l’art d’écrire en allemand. Et c’est ainsi, poëte malheureux, que je perds, hélas ! sur la plus ingrate matière, la vie et l’art… Que voulut faire de moi la destinée ? Il serait téméraire de le demander, car le plus souvent de la plupart des hommes elle ne veut pas faire grand’chose !… Un poëte ? Elle aurait réussi à en faire un de moi, si la langue ne s’était pas montrée absolument rebelle ! » — Chateaubriand et Lamartine ont également renié l’art qui a fait leur gloire. Ils ont dit : « Si je renaissais, je voudrais renaître avec le génie du peintre, du musicien !… » — Auraient-ils donc, sous cette forme, mieux réalisé leur idéal ? Non, après avoir épuisé tous les genres de génie, ils seraient morts non satisfaits d’eux-mêmes et sans avoir jamais pu traduire complètement pour les sens le rêve insaisissable de leur âme.