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Faust, sauf une lacune de quelques vers, un pareil jeune homme ne serait pas même capable d’écrire ces quelques vers. Je ne veux pas chercher d’où vient à notre jeunesse actuelle cette prétention d’apporter avec elle en naissant ce qui jusqu’à présent était le fruit de longues années d’étude et d’expérience, mais je dois dire que cette affirmation (si souvent répétée de nos jours en Allemagne) de l’existence d’une puissance intellectuelle qui saute hardiment par-dessus tous les degrés intermédiaires du développement, donne peu d’espoir de voir naître bientôt des chefs-d’œuvre.

« Le malheur, disait Goethe, c’est que dans l’État, personne ne veut vivre et jouir ; chacun veut gouverner, et dans l’art, personne ne veut goûter des plaisirs avec les œuvres créées ; chacun veut aussi produire à son tour. Personne, non plus, ne pense à se servir d’une œuvre de poésie comme d’un secours qui l’aide à avancer sur la route que l’on suit ; non, on veut tout de suite refaire une œuvre toute pareille. On ne cherche pas sérieusement à entrer dans l’ensemble ; on n’a aucun désir de produire une œuvre désintéressée qui ne cherche que le bien général ; non, on n’aspire qu’à faire remarquer sa propre personne et à la mettre, autant que possible, en évidence. Cette mauvaise tendance se montre partout, et on imite les virtuoses de nos jours, qui, dans leurs concerts, ne choisissent pas les morceaux qui donneraient à leurs auditeurs une vive jouissance musicale, mais bien ceux où l’exécutant pourra faire admirer à quel degré d’habileté il est parvenu. Partout l’individu veut s’étaler, et on ne rencontre nulle part un effort honnête, qui se subordonne à l’ensemble et ne pense qu’à la cause qu’il sert en s’oubliant lui-même. On se