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trouve justement d’autant plus insupportable ce morcellement des États, et cette guerre intérieure éternelle pendant laquelle le Grec tourne ses armes contre le Grec. Et puis notre histoire contemporaine a aussi une admirable grandeur ; les batailles de Leipsick et de Waterloo[1] s’élèvent si puissamment dans l’histoire, qu’elles jettent de l’ombre sur Marathon et sur les autres journées pareilles. Nous avons aussi des héros qui marchent au premier rang, les maréchaux français, Blücher, Wellington peuvent parfaitement se placer à côté des héros antiques. »

L’entretien s’est tourné alors vers la littérature française contemporaine et sur l’intérêt chaque jour croissant que les Français prennent aux ouvrages allemands.

« Les Français, a dit Goethe, font très-bien de commencer à étudier et à traduire nos écrivains ; car, enfermés comme ils le sont dans une forme étroite, réduits à un petit nombre d’idées, il ne leur reste plus qu’à se tourner vers l’étranger. On peut nous reprocher, à nous Allemands, l’imperfection de la forme, mais, pour les sujets, nous leur sommes supérieurs. Les pièces de Kotzebue et d’Iffland renferment en ce genre une telle richesse d’idées, qu’ils auront bien longtemps à y prendre avant de les avoir épuisées. Mais ce qui leur plait surtout, c’est notre idéalisme philosophique, car tout idéal sert la cause révolutionnaire.

« Les Français ont de l’intelligence et de l’esprit, mais ils n’ont pas de fonds et pas de piété[2]. Ce qui leur

  1. En France, les noms de grandes batailles qui viendraient les premiers sur nos lèvres seraient Austerlitz et Iéna ; en Allemagne, on se rappelle plutôt Leipsick et Waterloo. Notre mémoire a des complaisances involontaires et sait souvent nous flatter sans que nous en ayons conscience.
  2. C’est-à-dire de respect profond devant les grandes vérités de l’ordre