Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tive du monde et de la vie, et rien ne peut rappeler que tout vous a été accordé en présent, sans les trésors de l’expérience.

— C’est possible, dit-il, mais si je n’avais pas déjà porté en moi le monde par pressentiment, avec les yeux ouverts je serais resté aveugle, et toutes mes recherches, toute mon expérience n’auraient été qu’une fatigue stérile et vaine. La lumière est devant nous et les couleurs nous entourent, mais, si nous n’avions pas déjà la lumière et les couleurs dans nos yeux, nous ne les apercevrions pas en dehors de nous[1]. »

Samedi, 28 février 1824.

« Il y a des esprits excellents, a dit Goethe, qui ne savent rien faire le pied dans l’étrier, et qui ne peuvent rien faire de superficiel ; leur nature exige qu’ils pénètrent et approfondissent tranquillement tout sujet qu’ils traitent. Ces talents causent souvent de l’impatience, parce qu’on obtient rarement d’eux ce que l’on désire sur le moment ; mais c’est par la route qu’ils suivent que l’on arrive aux sommets. » Je lui parlai de Ramberg[2]. « Oui, à coup sûr, c’est un artiste d’une nature toute différente, dit-il, un très-agréable talent, et avec cela un improvisateur qui n’a pas son pareil. Il m’a un jour à Dresde prié de lui donner un sujet. Je lui proposai Agamemnon revenant de Troie dans sa patrie, descendant de son char, et se sentant troublé en franchissant le seuil de son palais. Vous avouerez que c’était là un sujet extrêmement difficile, et qui pour tout autre artiste au-

  1. C’est un des principes de Goethe dans sa Théorie des couleurs.
  2. Professeur de peinture à Dresde ; mort en 1840.