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héros et jusqu’aux événements qui l’ont suivie. Aussi je suis arrivé à des résultats et à des vues toutes différentes de celles que peuvent avoir ceux qui naissent maintenant et qui doivent se rendre compte de ces événements à l’aide de livres qu’ils ne comprennent pas. Ce que l’avenir nous réserve, il est impossible de le prophétiser, cependant je crains que nous n’arrivions pas de sitôt à la tranquillité. Il n’est pas donné au monde d’être modéré, aux grands de ne se permettre aucun abus de puissance, à la masse de se contenter d’une situation médiocre en attendant les améliorations successives. Si on pouvait rendre l’humanité parfaite, on pourrait penser à un état social parfait ; mais comme elle sera éternellement chancelante tantôt à droite, tantôt à gauche, une partie sera exposée à souffrir pendant que l’autre jouira du bien-être ; Égoïsme et Envie sont deux mauvais démons qui nous tourmenteront toujours, et la lutte des partis ne finira jamais. Ce qu’il y de plus raisonnable, c’est que chacun fasse le métier pour lequel il est né, qu’il a appris, et qu’il n’empêche pas les autres de faire le leur. Que le cordonnier reste près de sa forme, le laboureur à sa charrue[1] et que le prince connaisse la science du gouvernement. Car cela aussi est un métier qu’il faut apprendre et auquel il ne faut pas prétendre, quand on ne s’y entend pas. »

Goethe revint ensuite aux journaux français : « Les libéraux, dit-il, peuvent parler, car, lorsqu’ils ont de l’esprit, on les écoute avec plaisir. Mais aux royalistes qui ont dans les mains la puissance exécutive, la parole

  1. Proverbe allemand. Goethe soit en parlant, soit en écrivant, a toujours aimé encadrer la sagesse des nations dans la sienne.