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temps renferme tant de souffrances inexprimées, tant de mécontentements secrets, de lassitude de l’existence, et il y a pour chaque homme dans ce monde tant de relations pénibles, tant de chocs de sa nature contre l’orga-

    manque de vérité. Mais, ajoutai-je, on doit peut-être pardonner au poëte d’employer un artifice difficile à apercevoir, quand par là il arrive à des effets auxquels il n’aurait pu atteindre en suivant la route simple et naturelle. »

    « L’Empereur parut satisfait de cette réponse ; il revint au drame, et fit des observations très-remarquables, en homme qui a considéré la scène tragique avec la plus grande attention et à la façon d’un juge d’instruction. Il avait vivement senti combien le théâtre français s’éloigne de la nature et de la vérité. Il parla aussi avec désapprobation des pièces dans lesquelles la fatalité joue un grand rôle. Il dit qu’elles appartenaient à une époque sans lumières. « De nos jours, ajouta-t-il, que nous veut-on avec la fatalité ? La politique, voilà la fatalité ! »

    « Il se retourna alors vers Daru, et parla avec lui de la grande affaire des contributions. Je fis quelques pas en arrière, et me tins près du cabinet dans lequel, il y a plus de trente ans, j’avais passé bien des heures tantôt de plaisir, tantôt d’ennui… L’Empereur se leva, vint vers moi, et, par une sorte de manœuvre, me sépara des autres personnes au milieu desquelles je me trouvais ; leur tournant le dos, et me parlant à demi-voix, il me demanda si j’étais marié, si j’avais des enfants, et me fit toutes les questions habituelles sur ma situation personnelle. Il m’interrogea aussi sur mes relations avec la famille ducale, avec la duchesse Amélie, avec le duc, la duchesse, etc. — Je lui fis les réponses les plus simples. Il parut content de ces réponses, qu’il traduisait dans son langage, en leur donnant plus de précision que je n’avais pu leur en donner. — Comme remarque générale, je dirai que dans toute cette conversation j’eus à admirer la variété de ses paroles d’approbation ; rarement, en écoutant, il restait immobile ; il faisait un mouvement de tête significatif, ou disait : oui, ou : c’est bien, et d’autres phrases de ce genre. Je ne dois pas non plus oublier de remarquer que, lorsqu’il avait exprimé une opinion, il ajoutait presque toujours : Qu’en dit monsieur Gœt ?

    « Je demandai bientôt par signe au chambellan si je pouvais me retirer. Il me fit signe que oui, et je quittai le salon. » — Telle est cette entrevue célèbre. D’après M. de Müller, Napoléon, en parlant de la tragédie, aurait encore ajouté : « La tragédie doit être l’école des rois et des peuples ; c’est là le but le plus élevé que puisse se proposer le poëte. Vous, par exemple, vous devriez écrire la Mort de César, et d’une façon digne du sujet, avec plus de grandiose que Voltaire. Cela pourrait devenir l’œuvre la plus belle de votre vie. Il faudrait montrer au monde quel