qu’une grande partie de la grandeur de Shakspeare est due à la grandeur et à la puissance de son siècle, que celui-là se demande si l’apparition d’un phénomène aussi étonnant serait possible aujourd’hui dans l’Angleterre de 1824, dans nos jours détestables de journaux à critiques dissolvantes ? Ces rêveries tranquilles et innocentes, pendant lesquelles il est seul possible de créer quelque chose de grand, sont perdues pour jamais ! Nos talents aujourd’hui doivent tout de suite être servis à la table immense de la publicité. Les revues critiques qui chaque jour paraissent en cinquante endroits, et le tapage qu’elles excitent dans le public, ne laissent plus rien mûrir sainement. Celui qui aujourd’hui ne se retire pas entièrement de ce bruit, et ne se fait pas violence pour rester isolé, est perdu. Ce journalisme sans valeur, presque toujours négatif, ces critiques et ces discussions répandent, je le veux bien, une espèce de demi-culture dans les masses ; mais pour le talent créateur, ce n’est qu’un brouillard fatal, un poison séduisant qui ronge les verts rameaux de son imagination, la dépouille de son brillant feuillage, et atteint jusqu’aux profondeurs où se cachent les sucs vitaux et les fibres les plus délicates. Et puis la vie elle-même ! pendant ces misérables derniers siècles, qu’est-elle devenue ? Quel affaiblissement ! quelle débilité ! Où voyons-nous une nature originale, sans déguisement ? Où est l’homme assez énergique pour être vrai et pour se montrer ce qu’il est ? Cela réagit sur les poètes ; il faut aujourd’hui qu’ils trouvent tout en eux-mêmes, puisqu’ils ne peuvent plus rien trouver autour d’eux. »
L’entretien se tourna alors sur Werther. « Voilà bien, en effet, un être, dit Goethe, que, comme le pélican, j’ai