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notes sur isabelle eberhardt

à jamais nous laisse saisis de trouble, douloureux, comme effrayés. Il semble que son fantôme soit toujours autour de nous qui ne l’avons approchée qu’en esprit il semble que la mort nous l’ait donnée toute comme nous ne l’eussions jamais possédée vivante. Aucune déception, aucune gène humaine ne viennent nous gâter sa légende. Et pourtant, comme un seul regard eut mieux valu que nos songes !…

« On nous avait conté aussi qu’elle avait été, en pleine misère portefaix, à Marseille, et aussi assaillie dans le Sud, à coups de sabre, par un Arabe fanatisé. Nous savions comment ce drame avait eu des causes mystérieuses, que l’assassinée elle-même n’avait jamais pu tirer au clair ; et nous savions qu’à la suite de cet attentat qui la laissait presque infirme d’un bras, elle avait été expulsée, sans explication, du territoire algérien. Que connaissions-nous encore ? Son goût passionné de la solitude, qui n’était peut être qu’un grand instinct de fuir l’ignominie des gens, de s’en aller bien loin de l’éternelle incompréhension du mufle dont le stupide sourire ou l’invective odieuse poursuivent ceux qui ont osé s’échapper de la cage sociale et vivre libres en deçà des barreaux du préjugé… Elle partait parfois sur son cheval, toute seule à travers les espaces, et souvent pour de longs jours ; et quelques fois aussi, à bout de tout, elle se levait, des soirs, pour aller se suicider ; puis, regardant tout à coup la beauté du ciel de lune, elle décidait brusquement que la vie valait, malgré tout, d’être vécue.

« Comme nous écoutions avidement ces choses, ignorant encore qu’un jour si proche viendrait où nous aborderions au pays de cette créature d’épopée !

« Maintenant, nous continuons ardemment à interroger tous ceux qui l’ont vue passer. Nous avons lu très peu de ce qu’elle a publié, épars dans des journaux algériens. Mais quelques lignes ont suffi pour remuer en nous une