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LIVRE XIX.

dévorante pour ce qu’ils appelaient avenir. Ils couraient çà et là, de seuil en seuil, de temple en temple, comme s’ils étaient piqués d’un aiguillon sacré ; puis ils tombaient épuisés sur le sable qu’ils teignaient d’un sang noir, avant d’avoir désaltéré une seule fois leur cœur ; car ils avaient soif de l’impossible, et ils se consumaient vainement à le poursuivre. Les autres ricanaient en voyant leur agonie.

Chose étrange ! ces peuples avaient oublié le nom de leurs ancêtres, de leurs proches, de leurs amis, de leur pays. Ils ne se souvenaient pas le lendemain de ce qu’ils avaient fait la veille, si indigents de cœur que la mort ne pouvait leur rien ôter.

Mal plus extraordinaire encore ! Chaque jour ils changeaient de langues comme de vêtements ; et nul ne savait où ils avaient appris ces langues nouvelles, subtiles, rampantes, sifflantes, à moins qu’ils ne les eussent apprises des serpents avec lesquels ils avaient contracté alliance dans les ténèbres.

Aussi bien, vous eussiez cru voir des peuples mordus au cœur, enveloppés, étouffés par un grand reptile, comme les fils de Laocoon, car ils ne pouvaient crier. L’âme du reptile avait passé en eux et serpentait lentement dans leurs veines livides. Ils avaient pris de lui la taciturnité, la démarche oblique, la face gluante, visqueuse, tout, hormis le regard étincelant. Si vous les touchiez au cœur, vous sentiez froid. Ils pouvaient rester longtemps ainsi sans commencer à renaître, sans achever de mourir.