Jusqu’à ce moment Merlin n’avait encore vu tomber aucune des choses qu’il avait enchantées. Aussi se croyait-il certain de bâtir pour l’éternité. Il avait vécu au jour le jour, sans s’inquiéter du lendemain. La pensée qu’il ne créait rien de durable et qu’il survivait à ses œuvres le mordit subitement au cœur pour la première fois. La rougeur lui monta au front. Il balbutia d’abord, puis il répondit :
« Vous tous qui murmurez, dites-moi si mes enchantements ne vous suivent pas dans la mort ?
— Il faut ici un autre magicien que toi, répliqua la foule.
— Ceux que j’ai faits rois ne le sont-ils plus ? Ceux qui ont appris de moi la magie l’ont-ils donc oubliée ? Au moins les belles emportent avec elles mes breuvages d’amour !
— Ta magie, pauvre Merlin, finit ici où la mort commence.
— Mais j’ai pour moi la vie.
— Il n’est de vie qu’au ciel.
— Il me reste la terre !
— Non ! pas même la terre. Entre et passe. Tu verras tomber tout ce que tu as édifié : royaumes d’Arthus, empire des preux, mondes enchantés, siècles d’amour, tours mystiques. Ô belles bulles de savon ! nous avons appris ce que pèse l’œuvre de Merlin. Personne ne nous reverra plus, à la lueur de la lune, applaudir de nos mains retentissantes à ses évocations de fumée. »
À ces mots, chacun des revenants passa devant lui