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LIVRE II.

« Ils passent à côté les uns des autres, durs, impitoyables, farouches. Ils n’ont qu’un moment pour s’entrevoir les uns les autres sur la terre, et ils se fuient ? Ou, s’ils se parlent, ce sont des paroles brèves, glacées, sordides, comme la voix rouillée du cuivre dans la main de l’avare.

« Les méchants ! ils ont fait de ma vie une île séparée de leurs iniquités. Ils ont creusé tout autour un précipice infranchissable ; à peine si leurs voix insultantes arrivent jusqu’à moi. Ils ont mis des gardiens autour de cet abîme ; toute une armée veille sur ses bords pour m’empêcher d’en approcher ; mais chacune de leurs précautions m’assure contre eux-mêmes. Puissent-ils élever une muraille d’acier, afin que leurs pensées, aux ailes rampantes, n’arrivent pas jusqu’à moi !

« Oui, ils ont fait de ma vie une île sacrée. Loin d’ici les vaines douleurs, les trompeuses espérances, les serviles désirs et les noirs regrets. Abordez seuls ici, vous, blancs troupeaux de cygnes, partis des rives éternelles. Enseignez à mon âme la blancheur incorruptible !

« En quelque lieu que l’injustice habite, ou près, ou loin, à travers les âges, à travers les ténèbres, je la vois ! Je la reconnais à son ombre ; je l’entends à son souffle ; je la suis à l’odeur du sang. Présente, absente, cachée, fardée, muette ou retentissante, elle m’ôte le sommeil.

« Je la vois à travers l’épaisseur des montagnes et des mensonges entassés. Si elle se cachait au fond des mers, je la verrais encore à travers les flots bourbeux, jaunâtres, sur son trône d’algues et d’herbes chevelues.