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MERLIN L’ENCHANTEUR.

« Je me suis écrié : « N’y a-t-il plus nulle part une place pour la justice ? pour l’espérance ? pour l’amour ? J’étais près de périr quand je me suis vu sauvé. »

« Je dis maintenant : « Quand l’iniquité aurait couvert toute la terre, si la justice a pu se cacher à l’ombre d’un brin d’herbe, c’est assez pour qu’elle grandisse et parfume les trois mondes. »

Le prophète s’interrompit un moment et prêta l’oreille. Il entendit le bruit d’une feuille qui roulait sur le bord du fleuve. Mais les peuples dormaient du sommeil profond des nouveaux-nés. Alors il reprit en ces termes :

« Que n’ai-je autour de moi cent scribes ! La terre entendrait le grincement de leurs plumes dans le silence des mondes consternés.

« Je regarde les astres qui s’amoncellent sans bruit sur ma tête. Ils m’enseignent le chemin des royaumes à travers les générations muettes.

« Dites ! Combien faut-il d’étincelles pour refaire le foyer de la veuve ? Combien d’hommes pour refaire le genre humain ? Combien de grains de blé pour sauver le froment ? Combien de justes pour sauver la justice ?… Toi, qui m’as répondu, sois le germe qui repeuplera le champ dévasté de l’espérance !

« Ne verrai-je plus la face de l’homme s’épanouir à la douce pitié ? Est-elle éteinte pour jamais la parole de flamme qui nourrissait tous ceux qui l’écoutaient ? Les femmes auront-elles toujours le regard aussi dur que les hommes ? Pitié, beauté, amour, ne reviendrez-vous pas ?