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MERLIN L’ENCHANTEUR.

Et ils montraient leurs champs capricieusement divisés et bigarrés au hasard, sans qu’aucune sagesse semblât y avoir présidé.

Merlin baissait la tête ; il cherchait sa réponse. Il sentait bien qu’avec plus de réflexion il eût pu faire autrement. Avait-il donc pour règle le caprice de Viviane ? L’excès d’amour pouvait-il conduire à l’injustice ? Voilà ce qu’il se demandait tout bas. Chose extraordinaire, il eut le courage de s’en expliquer ouvertement :

« Comment s’en tenir à la rigueur du géomètre, quand le cœur est ému ? »

Tous convinrent que cela était difficile.

Après une confession si franche, Merlin reprit ; il dit que les meilleurs enchanteurs n’avaient pas réussi mieux que lui à établir l’égalité des biens, témoin Moïse, Joseph l’Égyptien, Pythagore, Orphée, Numa Pompilius et tous les autres ; que c’était là l’écueil ordinaire des gens de son art ; que ce qui perd les républiques, ce sont les idées fausses, non moins que les méchants princes ; qu’il voulait fonder la sienne sur le granit et non pas sur les nuées ; d’ailleurs on risquait trop à tenter toutes choses à la fois. Pour lui il se fiait à la discrétion, à la raison connue de ceux qui l’écoutaient ; il prétendait s’attacher les peuples non par de vaines amorces chimériques, mais par des bienfaits véritables, seule marque où l’on distinguait les bons enchanteurs des mauvais. À quoi il ajouta que, si toutes les parts eussent été égales, elles eussent bientôt cessé de l’être ;