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LIVRE II.

elle avait perdu dans celle même matinée deux agneaux nouveau-nés, les meilleurs du troupeau, qui s’étaient égarés dans les vignes, peut-être dans les Thermes ou dans les menus taillis dont ce lieu était alors couvert. Il l’aida premièrement à les chercher, puis il la consola par ces mots :

« Geneviève, ne pleurez pas ! C’est moi qui garderai votre bergerie ; vos ouailles croîtront si bien, que le bercail ne pourra les contenir, et elles s’élanceront par-dessus la barrière que vous avez faite de roseaux. Votre troupeau remplira tout le pays d’alentour, aussi loin que vos yeux peuvent voir. Il laissera des flocons de sa toison sanglante à toutes les haies les plus lointaines, et les nations frileuses s’en feront de blanches tuniques de laine contre les hivers.

« Aussi longtemps qu’il couvrira librement la campagne, les mondes s’épanouiront dans l’espérance ; par malheur, nul ne voudra suivre son guide. Mais chacun se croira le bélier à la corne d’argent, et marchera tout seul, la tête droite, dans son chemin de ronces, sans regarder en arrière si la foule le suit. Et quand votre troupeau sera lié, par le col, dans l’étable, la terre aussi sera liée dans la nuit sans aurore. La parole muette rentrera dans le cœur des hommes ; elle y amassera le poison. On n’entendra plus votre chanson dans les bois, ni votre chalumeau, mais le ricanement des boucs et des méchants. Après vous, Geneviève, viendront de durs bergers qui se serviront, non de la houlette, mais du couteau ! »