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MERLIN L’ENCHANTEUR.

cédez en ce moment au préjugé humain. Sachez donc que, pour des êtres tels que nous, rien n’est plus scandaleux, plus odieux qu’une ville neuve. Sans aucune exagération, nous y étouffons. Tout édifice est pour nous une prison, à moins qu’il ne soit lézardé. S’il nous arrive par hasard de bâtir, c’est uniquement pour avoir le plaisir de renverser. Mon bonheur à moi, Merlin, c’est de marcher sans obstacles à travers une plaine jonchée de débris sans nom, fût-ce même de quelques ossements blanchissants sous les orties. Je m’assieds, je rêve, je sens alors que je règne en liberté sur le temps même qui devient mon sujet, mon ouvrier, mon esclave. Assurément, j’ai lieu d’être satisfait de mes palais de Mavromati, de Sparte, de Mégalopolis. Nul pan de muraille n’arrête, n’attriste, ne limite mes regards. Pourtant, j’apprends que mon frère Évandre, duc de Syrie, mon beau-père Micipsa, roi de Babylone, et Polyctète, duc de Bythinie, sont encore mieux logés que moi. Le travail chez eux est plus avancé ; le progrès beaucoup plus rapide, la civilisation plus parfaite. Car la trace même des édifices a disparu sous le pied des chèvres, résultat que nous ambitionnons tous, mais qu’un petit nombre seulement a pu atteindre.

— Est-ce là, sire, ce que vous appelez un progrès ? Ne craignez-vous pas que ce soit plutôt une décadence de votre empire ?

— Décadence ! interrompit vivement Épistrophius avec un peu d’aigreur. Vous en parlez bien à votre aise.