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MERLIN L’ENCHANTEUR.

« N’avez-vous jamais pleuré sans savoir pourquoi, Turpin ?

— Jamais, » répondit Turpin en donnant un robuste coup de rame.

Jacques prétendit que cela lui était arrivé deux ou trois fois en sa vie.

« Eh bien, continua Merlin, je ne vous le cacherai pas, amis ! à mesure que je considère ces lieux sacrés, ces âpres rochers, ce lac bleuâtre et même ces guirlandes de vignes encore vierges qui lui font sa ceinture de Vevey à Clarens, une invincible tristesse envahit mon cœur. Si c’est une faiblesse, excusez-la ! Pourquoi cette mélancolie cuisante ? Ne me le demandez pas. Il me semble que j’entends une âme qui se plaint de mourir ! Dites ! n’entendez-vous pas des gémissements sortir d’une poitrine oppressée ? Ah ! si c’était Viviane qui habite dans la tour de Vevey, où serpente le lierre ? Si elle était venue se retirer dans ces lieux inconnus ?… N’entendez-vous pas, sur l’autre bord, à Meillerie, un bruit insensible, comme d’une âme amoureuse qui se penche sur un torrent ?

— Je n’entends que le cri des aigles au-dessus du chalet de Chamosal, répondit Turpin, et la hache du bûcheron dans les bois de Chillon. Est-ce donc que vous voulez, seigneur Merlin, jeter un charme à cet endroit du lac ? Pour moi, je ne vois ici, grâce à Dieu, aucun sujet de mélancolie ; au loin, de verts vignobles qui annoncent la joyeuse vendange ; partout un air salubre qui emplit les poumons. Quel motif de s’attrister ? Je ne