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LIVRE I.

suadés qu’un homme ne peut faire qu’une chose. Pour moi, j’ai été barde et enchanteur, et c’est ce qui a achevé de me perdre. Fais toujours la même chose, mon enfant, ils croiront que tu la fais bien. Prends garde à ton début : si tu commences par sourire, ils exigeront que tu gardes ton sourire de prince sur les lèvres, jusqu’après le tombeau. Si tu commences par pleurer, ils exigeront les larmes jusqu’au dernier moment. Tels je les ai connus, tels assurément ils sont encore !

— Se peut-il ? s’écria Merlin.

— Oui, mon fils. Je prévois encore que tu seras haï d’une haine particulière par les méchants.

— Pourquoi cela ?

— Parce que tu ne seras pas leur dupe. Ils sont accoutumés à regarder les honnêtes gens comme leur proie naturelle. Et quand ceux-ci par hasard refusent de l’être, les méchants en éprouvent une vraie indignation, car ils se croient fraudés du plus sûr et du plus légitime de leur avoir. Imagine le loup, si l’agneau lui niait son bon droit de tuerie. »

Merlin recueillit avec soumission les paroles de l’enchanteur, mais il pensa que la vieillesse l’avait rendu misanthrope. Il ouvrait son oreille aux conseils du sage ; en secret, il leur fermait son cœur.

« Que ferai-je, si je dois vous succéder ? disait-il.

— Sais-tu les vingt-cinq mille vers des Triades ? répondit le vieillard.

— Non, reprenait Merlin. » Et il s’aperçut alors pour la première fois combien il était ignorant, et que quel-