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MERLIN L’ENCHANTEUR.

traverser un jour, en même temps que moi, la vie terrestre. Je me hâtai vers eux comme s’ils eussent déjà formé avec moi une société éternelle. Mais ils semblèrent étonnés. Ne sachant pas mon secret, ils passèrent sans se détourner, ni me faire aucun signe. Ce premier apprentissage de la vie me fut amer.

Bientôt ils s’éloignèrent ; et il me semblait que ma vie me fuyait moi-même, à mesure que je voulais la ressaisir. Je restai, comme au lendemain d’une fête, parmi des ruines. L’impression de cette existence qui avait passé sur moi, plus légère qu’une ombre, m’est encore présente au moment où j’écris ces lignes.

Je voulus m’écrier : « Amis ! frères ! compagnons ! arrêtez-vous ! » mais la parole me manqua ; tous continuèrent leur chemin en silence et sans tourner la tête. Une seule dont la conscience brillait comme un diamant, s’arrêta et me dit :

« Va ! Je te suis. »

Voyant alors que cette première intuition de la vie était passée sans retour, je me perdais, je m’anéantissais moi-même dans le sentiment de la brièveté de toutes choses. Car je n’avais eu le sentiment complet de l’existence qu’aussi longtemps que m’avait parlé le pèlerin des trois mondes.

Tant que dura sa parole, je me sentis vivre pleinement ; je me crus affranchi du néant. Dès qu’il cessa de me parler, je cessai de croire à moi-même ; je retombai au fond des limbes. À mesure-qu’il s’éloigna, la conscience anticipée de l’existence s’atténua dans mon cœur.