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LIVRE VI.

des mers ? Si tu n’es pas encore opprimé sous le fardeau des sens, sache t’en réjouir, bien loin d’en accuser les limbes. Que tu ferais plus sagement de profiter ici du silence des choses et du recueillement matinal de l’univers naissant, pour converser librement seul à seul, pur esprit avec l’esprit sans voiles ! Plus tard le vêtement de chair te pèsera lourdement ; tes efforts seront vains pour t’en débarrasser. Le monde visible te distraira par ses fêtes illusoires. Il déguisera sous des lambeaux l’âme ingénue. Il t’enveloppera et te tiendra captif de ses bruits, de ses couleurs, de ses parfums, de ses vaines splendeurs. Quel travail alors, ô René ! pour retrouver avec la nudité de l’âme sans tache, cette première aube inviolée des limbes ! Je ne sais si tu y parviendras jamais.

« Tu voudras faire taire l’univers autour de toi, pour n’écouter que ta pensée ; et la moindre cigale te résistera de son chant obstiné. Le bourdonnement du moucheron couvrira la voix de l’infini. Tu mettras tes mains sur les yeux pour fuir la clarté mensongère du jour terrestre ; il se lèvera entre la vérité et toi pour faire ombre aux clartés éternelles.

« Ne vois-tu pas comme les formes s’atténuent ici autour de toi, comme les couleurs s’effacent avec complaisance, comme les pâles nébuleuses ferment leurs paupières pour que ta pensée luise seule et sans rivale ? N’attends donc plus que le corps en grandissant vienne opprimer l’esprit. N’appelle plus de les vœux impatients le vain tumulte des choses. Le plus souvent il disperse ça et là les idées les meilleures.