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LIVRE V.

« Est-ce à toi de gémir, quand tu sembles de bronze ? À tes larmes seulement je vois, âme vagissante, que tu n’es pas encore tout entière achevée et que tu gardes quelque chose des limbes. S’il est ici quelqu’un qui doive se réjouir, c’est toi. Car pour berceau tu auras un monde, et nuls serpents ne viendront t’y surprendre. Pendant que tu goûtes ici les prémices de l’éternelle justice, la terre où doit être ta patrie se couvre en secret de savanes et de forêts. Quand ton cœur sera préparé au grand combat, la terre aussi sera prête à boire le sang des oppresseurs. En te voyant, elle dira : « Je suis libre ! » Déjà le vent se promène sur les cimes virginales des tamarins nouvellement émergés du fond des golfes ; le grain est semé de l’arbre dont l’écorce te fera ton berceau. Déjà les grands fleuves ont creusé le lit des peuples. La cataracte mugit comme un troupeau qui cherche le pasteur. Faisons silence, tu l’entendras peut-être. »

Ainsi le prophète consolait l’âme encore nue qui s’effrayait de ne point trouver de limon pour s’en faire un corps mortel. Alors celle-ci s’indigna que quelqu’un l’eût vue pleurant et sans espoir. Reprenant son visage d’airain :

« Ils ont déjà une patrie. Je me ferai la mienne. »

Et, sans parler davantage, elle continua son pèlerinage vers la lumière.