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LIVRE V.

moi quels sont l’encens que les peuples nous préparent et la pourpre qu’ils tissent pour les rois. Dis-moi si ma félicité est plus assurée que celle des autres. Nos yeux renferment plus d’une larme invisible. Ces larmes couleront-elles jamais ? Cette couronne me pèse dans les limbes. Sera-t-elle plus légère dans le monde des vivants ?

— Roi, répondit le prophète, tu n’as besoin de savoir qu’une chose : accoutume-toi aux pleurs ; ils couleront plus tard. Surtout, rappelle, si tu le peux, ceux qui marchent si vite devant toi pour échapper à la justice ; dis-leur de changer de chemin, car le chemin qu’ils suivent est mauvais. Ils te laisseront un pesant héritage. Vois déjà quelles colères s’amassent derrière eux ! »

Celui auquel il parlait se sentit interdit. Il s’effraya de sa solitude. Il aurait voulu rappeler ceux qui marchaient devant lui, mais tous se hâtaient de s’éloigner. Chacun d’eux craignait de rester le dernier.

« Tes compagnons sont cruels pour toi, reprit le prophète avec tristesse. Ils te font le péril ; reviendront-ils ensuite sur leurs pas pour t’en défendre ?

— Quel péril ? demanda avec angoisse l’esprit qui portait la couronne.

— Prends garde à la colère des peuples.

— J’ai vu déjà ici des larves mutinées ; je sais comme on les apprivoise d’un sourire.

— Il n’en est pas toujours ainsi sur la terre.

— Apprends-moi comment on dompte sur la terre les peuples déchaînés.