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LIVRE IV.

toi d’arriver au jour les mains vides. Car la vie de l’homme sur la terre est plus courte que tu ne l’imagines. Si tu ne commences ici ton œuvre dans les limbes, le temps te manquera pour l’achever sous le soleil. Il le faudra laisser, faute d’un jour de plus, tes figures enfouies dans la pierre. Que tu regretteras alors le temps consumé en choses vaines, avant d’avoir vécu ! »

Les vastes limbes exhalèrent un soupir ; le prophète continua :

« Tu les entends qui gémissent. Ne les imite pas. Remplis ta mémoire des images et des figures qui peuplent ces demeures. Vois, de ce côté, cette nuit gigantesque qui dort couchée sur la terre, la tête appuyée sur son coude ; autour d’elle, voltigent les hiboux et les phalènes. Ne la croirais-tu pas de pierre, tant elle est immobile ? Contemple, de ce côté, ce jour livide, père des années, aïeul des siècles qui ne peut se lever, et qui pourtant s’indigne des ténèbres. Souviens-toi de tous deux quand tu seras sur la terre. Les vivants auront peur des visions que tu rapporteras des limbes. »

À ces mots, celui qui avait paru si rebelle se courba avec majesté ; comme si le temps l’eût déjà pressé, il se baissa vers la terre humide d’invisibles pleurs. Il y ramassa du limon dont il forma des figures étranges, images des ombres colossales qui passaient dans la nuit ; et balbutiant avec un sourire surhumain : « Ceux-ci, dit-il, me feront mon cortége. »