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LIVRE IV.

La figure à laquelle il s’adressait mit un doigt sur sa bouche et refusa de parler.

« Ô silence fécond qui enfantera un peuple ! dit tout bas le prophète. C’est à bon droit que le monde t’appellera le Taciturne ! Combien de nations se prodigueront vainement en discours, pendant que tu créeras sur les eaux un monde sans prononcer une parole ! »

Lui-même, il se tut et s’arrêta. Il prit plaisir à voir un grand dessein germer au fond d’une âme libre, dans le silence des choses.

En ce moment, Merlin découvrit, cachée au plus épais de la foule, une âme qui osait à peine lever les yeux vers lui, tant elle se sentait dépouillée ; et pourtant elle s’abritait sous son manteau. (Or cette âme, lecteur, c’était la mienne.) L’enchanteur, baissant la tête vers elle, la regarda avec complaisance, et lui dit :

« Toi qui te caches sous mon manteau, je ne t’appellerai pas par ton nom ; mais je te dirai où tu dois naître, et quelle sera ta vie. Ton berceau sera près des pleureuses qui se voilent de marbre, autour du grand sépulcre de Brou. Dire où sera ta tombe est plus difficile. Je crains qu’elle ne repose pas dans ta patrie. Ô vallées désertes de l’Ain, landes, lacs souterrains, forêts, étangs solitaires, humbles bruyères de Certines, combien de fois ton cœur se précipitera de ce côté et presque toujours vainement ! Tu adoreras la justice ; elle te sera refusée. Tu sentiras sur les lèvres la vérité ; chose cruelle, tu ne pourras la publier. Chaque jour tu attendras la liberté ; elle ne viendra pas pour toi ; mais tu