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MERLIN L’ENCHANTEUR.

nue, le souffle des mondes souterrains ; avec elle, vous sentez le vertige. Entre les deux parois verticales, blêmes, humides, un pont perdu dans la nue, plus étroit que le fil d’un rasoir, se dessine sur la face noire du ciel. Comment y passerai-je sans être précipité ?

De l’autre côté, commence le royaume des limbes, vaste contrée, incorruptible, blanche de neige, comme une page non écrite, qui contient les prémices de toute existence. Ce domaine est régi par un pasteur. Armé d’une houlette, il commande le troupeau des êtres qui attendent la vie. Pour lui, il empêche les mondes impatients de se hâter vers la lumière, avant que leur jour soit arrivé.

Avez-vous vu en mai le berger conduire ses troupeaux de vaches sur l’Alpe rougissante, au tintement des clochettes nocturnes ? Sans hôte, sans compagnon, il habite les nues. Tel est le pasteur des limbes. Sans parents, sans épouse, sans postérité, séparé des vivants, il habite la source des choses.

À ce moment, adossé aux rochers, devant un feu de broussailles, il murmurait un chant étrange, faible, insaisissable ; et l’on ne savait si c’était pour éveiller ou pour endormir les mondes naissants dans le berceau des limbes. Comme il était tout pensif, occupé à ces chants du berceau, Merlin put s’approcher de lui sans peur, et il lui dit :

« Toi qui retiens dans ces limbes les créatures et les formes promises à la vie, cesse ton chant et montre-moi les greniers d’abondance où sont enfouis les ger-