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D’UNE COCODETTE


les femmes elles-mêmes, me disaient que j’étais la belle des belles ; parce que je ne pouvais traverser une rue sans que toutes les personnes qui s’y trouvaient, sans exception, se retournassent pour me regarder.

J’étais heureuse et vaine ; mais je n’allais pas tarder à expier, bien cruellement, les quelques mois de satisfaction que j’avais goûtés.

Jusqu’alors, avec l’insouciance de mon âge, je ne m’étais jamais inquiétée, ni même occupée de notre situation de fortune. J’avais si peu d’expérience, j’étais si peu habituée à me priver et à compter, qu’il me semblait que les gens du monde devaient être tous riches, par le seul fait de leur naissance et de leur éducation, et ne pouvaient jamais, en aucune circonstance, perdre leur fortune. Si quelqu’un m’avait dit que je serais un jour tourmentée à la pensée d’un mémoire à payer à mon cordonnier ou à ma couturière, je lui aurais simplement ri au nez. Mon mari, qui voyait et faisait tout en grand, avait mis, dès le premier jour, notre maison sur le pied le plus respectable. Nous avions dix chevaux, un piqueur, deux cochers, trois garçons d’écurie, un jardinier, un portier, un chef, un sommelier, deux aides de cuisine, trois valets de pied, une lingère, un valet de chambre pour le service de mon mari, deux femmes de chambre pour le mien, et un courrier. Tout ce monde coûtait cher, mangeait beaucoup,