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L’AMITIÉ D’UN GRAND HOMME
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menter, au lieu de prendre le temps comme il vient et comme il s’en retourne. Je vous recommande la drogue du Dr Poivrot, parce qu’elle donne des forces au sang pour lutter contre les nerfs. J’en prendrai un peu avec vous et ça me remontera, car je suppose que nous allons passer quelques nuits blanches avant de vous sortir de là, mon pauvre monsieur !…

M. Jeansonnet dut l’envoyer tout de suite prévenir Fernand Bigalle qu’il ne pourrait aller chez lui dans l’après-midi. Il attendit sa réponse dans une solitude absolue et d’autant plus impressionnante qu’il entendait le ronronnement du boulevard.

« Quelqu’un ! supplia-t-il. N’importe qui, mais quelqu’un ! Quelqu’un !… La solitude est l’amère rançon de la liberté… À quoi pourraient me servir Bigalle… ou Lanourant, ces vieux garçons maladroits !… J’aurais besoin d’être dorlotté, consolé… Hélas ! Je vais peut-être mourir, parce que j’ai commis une forfaiture… par faiblesse… Il ne fallait pas, Jeansonnet, il ne fallait pas !… »

La fièvre aidant, il se mit à récapituler son existence. Il se trouvait maintenant des torts vis-à-vis de tout le monde et même de sa femme :

« On se croit parfaitement bon, gémit-il, on se croit une petite merveille isolée sur la terre, mais quand sonne l’heure de la vérité, on s’aperçoit que l’on a été un homme comme les autres, meilleur que les pires peut être… tout au plus… et encore… Je te demande pardon Mme  Jeansonnet… je te demande bien pardon, ma femme ; j’ai mal agi envers toi… »

À ce moment, Mme  Guandéavalli se préparait à rentrer, ramenant derrière elle Mlle  Estoquiau, déléguée par Bigalle qui avait l’âme tendre, mais qui fuyait la société toujours attristante des malades…

— Entendez-vous ? Il est avec sa femme ! chuchota Mlle  Estoquiau. Je vais m’en aller.

— Voulez-vous parier, déclara Mme  Guandéavalli, qu’il cause, tout seul ! C’est toujours son habitude ; à plus forte raison quand il fait comme qui dirait du paludisme !

Elle ouvrit la porte et s’écria :

— Tenez ! Je vous l’avais dit !… Il n’y a pas plus de Mme  Jeansonnet ici que dans le creux de ma main. Vous avez le délire, mon pauvre monsieur ; mais je vous amène cette dame.

— Oui, c’est moi, murmura Mlle  Estoquiau. On ne va pas vous laisser tout seul, bien sûr. Comment vous sentez-vous ?

— Désemparé, soupira M. Jeansonnet. Ah ! ma chère demoiselle, que c’est aimable à vous d’avoir monté ces six étages pour rendre visite à un vieil homme dans son lit et l’entendre radoter. Vous voyez, voilà mon palais ! C’est gentil dans la belle saison. Il y a des capucines à ma fenêtre et un beau morceau de ciel !… Madame Guandéavalli, s’il vous plaît, faites-nous un peu de feu… Une grosse bûche… et puis vous pourrez vous en aller, mais revenez dès que vous le pourrez… Positivement, ma chère demoiselle, je me sens mieux depuis que vous êtes là… Ah ! la bûche flambe déjà… Je l’entends gronder… Vous pouvez lever la trappe, madame Guandéavalli… On ne croirait pas qu’il y a des cheminées aussi bonnes dans une aussi petite chambre… Êtes-vous bien au moins Mademoiselle Estoquiau ?… Merci infiniment Madame Guandéavalli, merci beaucoup… bonsoir !… C’est ma femme de ménage… une personne excellente… Oh ! mademoiselle Estoquiau… Il faut que vous sachiez… Il a paru un écho…

— Je le connais…

— Et Mme  Gélif m’a mis à la porte…

— Et après ?

— J’ai des remords.

— Parce que cette dame aura désormais moins de monde à ses réceptions ?