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L’AMITIÉ D’UN GRAND HOMME
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larmes d’émotion qu’il versa, accomplirent ce miracle d’unir, tout au moins momentanément, le poète et le compositeur. Ils s’en furent dîner de compagnie. À dix heures, M. Jeansonnet, ivre d’émotion, rentra chez lui. Bigalle et Lanourant se promenèrent longuement sous un ciel criblé d’étoiles. Ils se découvrirent un amour commun pour les quais de Paris à ces heures nocturnes où la Seine est confidentielle. Lanourant accompagna Bigalle, Bigalle accompagna Lanourant. Ils ne pouvaient plus se quitter et ils prirent rendez-vous pour le lendemain soir. Lanourant réveilla le vieux piano de Bigalle, endormi depuis tant de lustres et qui chanta avec douceur sous les doigts amicaux qui le sortaient de sa léthargie. Il eut l’habileté de ne rien jouer de lui jusqu’à ce que Bigalle lui eût demandé de laisser là Rameau et Scarlatti pour lui faire écouter sa dernière composition.

Mlle  Estoquiau, convoquée, fut priée de garder le secret le plus absolu sur cette collaboration. Elle promit.

Mais Mme  Jeansonnet l’avait invitée pour le vendredi suivant. Mme  Jeansonnet, ne pouvant lutter contre Mme  Carlingue et Mme  Gélif, recevait quelques intimes et donnait à danser dans l’impossibilité où elle était d’organiser des dîners électoraux et des conférences sensationnelles. Elle avait un orchestre de nègres, mais elle le cachait derrière un paravent.

Pendant que les salons Gélif et Carlingue empruntaient à la célébrité de Bigalle et de Lanourant un éclat magnifique, le salon Jeansonnet déclinait à vue d’œil. Le jazz-band, le fox-trot, le tango n’attiraient chez elle que des couples désireux d’évoluer sans payer un droit d’entrée à la porte et de souper à bon compte. À vrai dire, les invités agissaient exactement comme s’il se fût agi d’un palace ou d’un cours de danses. À peine s’ils souhaitaient le bonjour à la maîtresse de maison en entrant et c’était tout juste s’ils la remerciaient en sortant. Mme  Jeansonnet, en leur dédiant ses mines les plus affables, songeait : « Comme je vous flanquerais à la porte, si j’avais seulement de quoi vous remplacer ! » Mlle  Estoquiau devina cette aigreur.

— Êtes-vous capable, lui dit-elle, de garder un secret ?

— Je suis un tombeau, chère mademoiselle.

— Un vrai tombeau ?

— Parlez vite. Vous me désobligez en doutant de ma discrétion.

— Eh bien ! M. Bigalle et Lanourant ne se quittent plus.