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L’AMITIÉ D’UN GRAND HOMME
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Bigalle écarquilla les yeux, assura son monocle, tourna le dos et s’en fut dans un autre salon, où Mlle Estoquiau, pompeusement parée, ne tarda pas à venir le rejoindre :

— M. et Mme Carlingue vont venir s’excuser auprès de vous, dit-elle. Ils sont d’autant plus désolés qu’ils n’avaient pas invité Lanourant. Ces pauvres gens sont navrés. Soyez aimables et n’allez pas les rendre responsables de la goujaterie de cet individu.

« Aucune importance ! Aucune ! » jugea Bigalle en souriant, tandis que Mme Carlingue jurait ses grands dieux que jamais elle n’eût invité Lanourant le soir où elle avait l’honneur de recevoir pour la première fois… Pendant ce temps, Carlingue, qui avait l’invention courte, tenait le même langage au compositeur :

— Nous n’avions pas invité Bigalle. C’est un de ses amis qui nous l’a amené. De grâce, prouvez-nous que vous n’êtes pas fâché. Jouez-nous encore quelque chose.

— Tout de suite ! Tout de suite ! Je vais vous jouer la seule musique qu’il aime et qu’il comprenne.

Et Lanourant joua incontinent sur le piano la Polka des Côtelettes. On rit beaucoup et on applaudit très fort, Bigalle le premier.

— Monsieur, dit-il en s’avançant, j’ai déjà eu, je crois, le plaisir de vous rencontrer une fois. Je vous avais parlé de ma prédilection pour ce petit morceau. C’est tout aimable à vous de vous en être souvenu.

— Une amabilité en vaut une autre. Puis-je vous demander de nous réciter quelque chose de bien facile ? La littérature n’est-elle pas le divertissement des honnêtes gens ?

— Hélas ! je ne suis pas exécutant !

— Comment, vous n’êtes pas exécutant ! Comment !… Mais, moi non plus, monsieur, je ne suis pas exécutant ! Par exemple !…

Quelques invités, que l’effroi de M. et Mme Carlingue apitoyait, s’interposèrent et, comme dans une figure de cotillon, deux groupes se formèrent autour du compositeur et de l’écrivain. Chacun d’eux ne resta que dix minutes après cette algarade. Leur départ précipité jeta Mme Carlingue dans des abîmes de fureur.

— C’est un coup de la mère Gélif, s’écria-t-elle, mais elle ne perdra rien pour attendre. Nous n’avons pas fini de rire !

— Sois prudente ! gémit le pauvre époux.


XIII. — NOUVEAU MÉFAIT DU TÉLÉPHONE


Mme Carlingue ne suivit pas ce conseil. Animée d’un vif désir de vengeance, elle se procura la liste des invités des Gélif pour la quinzaine suivante. Quand elle fut en possession de ce précieux document, elle consulta l’annuaire en secret et, le matin même, téléphona à chacun des convives pour leur annoncer que le dîner était ajourné :

— Je suis la femme de chambre. Madame a comme qui dirait une forte fièvre scarlatine, à moins que ce ne soit la variole ; le docteur n’a pas encore décidé.

Ce soir-là, les Gélif dînèrent en famille avec M. Jeansonnet sur une table où quatorze couverts étaient somptueusement dressés. À neuf heures, prête à s’évanouir de faim et d’indignation, Augustine n’écoutant point M. Jeansonnet qui répétait : « On dîne si tard aujourd’hui… Patientez encore un peu… Ils viendront tous ensemble, comme toujours » s’était ruée sur l’instrument dont sa rivale venait de faire un si détestable abus. Mme Muteau, une des invitées,