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JE SAIS TOUT

— Et vous, monsieur, lui glissa-t-elle, ne la connaissez-vous donc pas, Mlle  Estoqiau ?

— Elle est ma cousine comme elle est celle des Trastravat, répondit M. Mâchemoure, nous sommes, par conséquent, cousins à la mode de Bretagne de ce Fernand Bigalle qui a, paraît-il, quelque succès à Paris.

— Quelque succès ! Vous êtes modeste !

— Je mets les choses au point, c’est ma spécialité repartit M. Mâchemoure. Croyez-vous que ce scribouilleur m’impressionne ? Il y a une quinzaine d’années, je décidai d’aller visiter la capitale. J’étais très attiré par la rue Réaumur qui est, dit-on, superbe et dont un de mes amis m’avait parlé avec enthousiasme. Bon. J'envoie un télégramme ainsi conçu : : « J'arrive. Prière de venir m’attendre à la gare ». Madame, ni Mlle  Estoquiau, ni M. Bigalle ne jugèrent bon de se déranger. Me voilà avec ma petite valise, ne sachant pas où aller et peu désireux de me ruiner dans les grands restaurants. J’en avise un petit, à prix fixe. On me sert du poisson. Je m’étrangle avec une arête. Je pense mourir et je retourne à la gare d’où je reprends le train de Creville. J’ai envoyé à Sylvie Estoquiau une lettre qu’elle n’a pas dû faire encadrer et où je lui ai dit tout ce que je pensais. Elle va venir. Quand je passerai près d’elle, je ne la saluerai même pas. Et je compte prévenir M. et Mme  Carlingue qu’il leur faudra choisir entre elle et moi.

— C’est une excellente idée ! remarqua Mme  Jeansonnet. À ce moment, la femme de chambre annonça un visiteur.

— Je l’ai mis, déclara-t-elle, dans la salle à manger.

— Vous ne lui avez pas demandé son nom ?

— Je n’y ai pas pensé.

— Comment est-il ?

— C’est un monsieur qui a plus de cheveux que de chapeau ; il est plus large qu’élevé et il est plein de barbe.

— Elle a dû faire entrer un chemineau dans la salle à manger. Suzanne, va voir, commanda Mme  Carlingue.

Suzanne revint émue :

— Mère, dit-elle, c’est M. Lanourant qui nous fait une bonne surprise… Mme  Carlingue poussa une exclamation et disparut.

— M. Lanourant, commenta M. Carlingue avec bonté, est l’illustre compositeur de Clytemnestre, de Frugifera et de bien d’autres chefs-d’œuvre.

— Je connais cette musique, assura Mme  Trastravat, je l’ai entendue souvent, mais je ne m’occupe jamais des noms d’auteur ; si c’est bien, je dis que c’est bien et tant pis si c’est d’un inconnu.

— Adolphe ! cria la voix impérative de Mme  Carlingue.

— Vous m’excuserez ? fit M. Carlingue.

Peu après, lui-même passait le nez :

Mme  Jeansonnet, pourriez-vous venir une minute ? Mille pardons, messieurs et madame.

M. Mâchemoure et les Trastravat restèrent donc face à face.

— C’est un drôle de five o’clock, remarqua Mme  Trastravat, vexée.

— On ne se gêne pas avec vous ! appuya M. Mâchemoure.

— Avec vous non plus.

— Moi je viens ici en garçon, ça n’a aucune importance, mais pour vous c’est une autre affaire ; vous êtes en visite régulière, officielle et on vous laisse en carafe.

. — En carafe, murmura M. Trastravat.

— Ouste ! lui dit sa femme, pour une fois Mâchemoure a raison. Nous n’avons pas cherché ces gens-là ! Nous n’allons pas nous arrêter à une pauvre affaire