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L'AMITIÉ D'UN GRAND HOMME
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VII — LA LEÇON D’AMOUR

Le hall de la villa sentait le bois neuf, la saumure, le vernis et la colle de pâte. M. Mâchemoure et les Trastravat, dûment congratulés et présentés, s’assirent en rang d’oignons, M. Trastravat était resté pâle de l’algarade. Quant à M. Mâchemoure, il soufflait encore de colère ; il jetait du feu par les naseaux comme certains animaux coléreux.

— Cela doit être bien doux, insinua agréablement Mme  Jeansonnet, de vivre en famille dans cette délicieuse petite ville, surtout pour M. Mâchemoure qui est célibataire et qui trouve un foyer tout indiqué chez M. et {Mme}} Trastravat.

Mme  Trastravat répliqua de son air le plus innocent, :

— Eh ! madame, nous n’avons ni le temps ni le moyen de mener comme vous autres à Paris une existence de visites. Ici, entre mari et femme, on se suffit. C’est pour cela qu’à Creville on n’a vu, de mémoire d’homme, des époux se séparer. N’est-ce pas Xavier ! Nous ne nous quittons jamais.

— « N’est-ce pas Xavier » ? Non, nous ne nous quittons jamais, affirma M. Trastravat.

— D’ailleurs, le haut commerce de la ville a son club, affirma M. Mâchemoure.

— Nous entendons par haut commerce, précisa Mme  Trastravat, le commerce qui se tient dans la ville haute, le petit commerce. Ces messieurs ont un café dans lequel ils jouent à la manille. Xavier n’est pas joueur ; il ne fume pas ; il ne sort jamais.

— Pas joueur… fume pas… sort jamais, ponctua M. Trastravat avec énergie.

— Les soirées d’hiver doivent être longues ! soupira Mme  Carlingue.

— Xavier s’occupe d’art.

À ces mots, M. Mâchemoure éclata de rire. Son rire était à la fois féroce et rassurant. Féroce parce qu’il avait la brutalité d’un aboiement ; rassurant parce qu’il montrait, dans la bouche largement ouverte, des gencives édentées. M. Mâchemoure aboyait mais ne mordait point. Il se contenta de révéler que M. Trastravat consacrait ses loisirs à enrober des bougies dans des gravures de journaux illustrés ; il chauffait ensuite le papier, avec délicatesse, et l’image restait reproduite sur la bougie. « Un véritable artiste, comme vous voyez ! » conclut-il en suffoquant et en s’essuyant les yeux, tant il riait.

— Une tasse de thé ? proposa Suzanne pour rompre les chiens.

— Volontiers ! C’est notre boisson favorite à nous, les apéritifs ne sont pas dans nos habitudes, ponctua Mme  Trastiavat en coulant un regard vers M. Mâchemoure qui ne riait plus, inquiété par cette perspective d’eau chaude.

En somme, la plus aimable cordialité ne cessa de régner entre ces divers personnages réunis pour des causes diverses dans un salon provisoire. Mme  Carlingue, qui était tenace, se demandait par quelle adroite transition elle pourrait aborder le sujet qui lui tenait à coeur. Mme  Trastravat, comme si elle avait deviné, jeta d’un air négligent qu’elle attendait une sienne cousine, Mlle  Estoquiau, « parente du grand Fernand Bigalle. Mlle  Estoquiau, qui servait de secrétaire au maître, venait se reposer de ses fatigues à Creville ».

— Chez vous ? interrogea Mme Carlingue, le cœur battant.

— Sans doute !

M. Mâchemoure qui restait silencieux ne comprit point qu’il venait de perdre tout son intérêt aux yeux des Carlingue. On en oublia de lui passer le sucre. Il fut immédiatement et visiblement abandonné, sauf par Mme  Jeansonnet qui, pressentant en lui un allié futur, vint le consoler dans sa détresse en lui offrant l’assiette de petits gâteaux, après que les Trastravat eurent fait leur choix.