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LES DEUX TESTAMENTS

deur et l’indifférence de sa femme s’était encore accrue depuis le départ de sa fille, car Mde Bernier, qui n’avait sur la terre d’autre joie et d’autre amour que cette enfant, s’était montrée plus morose et plus silencieuse que jamais pendant son absence ; et il avait compris, avec plus de certitude qu’il ne l’avait jamais fait avant, qu’il n’était rien pour sa femme.

Il y a des états de choses qu’on peut endurer longtemps sans se plaindre et sans sembler même s’en apercevoir.

Mais pendant ce temps le ressentiment et l’indignation s’amassent peu à peu comme les neiges sur le sommet des montagnes.

Puis tout à coup, vient un moment où l’avalanche se déchaîne. Il en est ainsi de la colère et des ressentiments comprimés depuis bien des années.

M. Bernier n’avait jamais compris pourquoi sa femme ne pouvait l’aimer comme elle avait aimé Xavier LeClerc.

N’avait-il pas été toujours bon et généreux pour elle ? Qu’avait-elle à lui reprocher ?

Depuis le départ de sa fille, il avait eu plus de loisir que d’habitude pour se livrer à des réflexions semblables.

Ce soir là, une résolution subite se forma dans son esprit. Il se décida à avoir une explication avec sa femme.

Cependant, au moment de commencer, il trembla, et un pressentiment mystérieux l’avertit qu’il ferait mieux de laisser les choses telles qu’elles étaient.

Mais il s’endurcit contre cette pensée sage et commença.

— Maria, je voudrais vous parler sérieusement, ce soir. Nous sommes seuls et l’occasion semble favorable.

Ne doutant pas qu’il ne s’agissait de sa fille, Mde Bernier laissa tomber son tricot sur ses genoux et se disposa à écouter attentivement son mari.

Son regard clair et ferme troubla un peu Bernier, mais après avoir hésité quelques instants il reprit :

— Voilà bientôt vingt ans que nous sommes mariés. Je voudrais savoir si, depuis ce temps, je n’ai pas été pour vous, tout ce qu’un bon époux doit être pour une épouse qu’il adore ; si je vous ai jamais refusé quelque chose ; si je n’ai pas fait tout en mon pouvoir pour vous rendre heureuse, si vous avez eu à vous plaindre de moi d’aucune manière ?

Il s’arrêta un instant. Sa femme l’écoutait toute stupéfaite.