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de crimes, cette condition ne serait pas remplie ; car une telle hypothèse suppose que les sentiments collectifs seraient parvenus à un degré d’intensité sans exemple dans l’histoire. Rien n’est bon indéfiniment et sans mesure. Il faut que l’autorité dont jouit la conscience morale ne soit pas excessive ; autrement, nul n’oserait y porter la main et elle se figerait trop facilement sous une forme immuable. Pour qu’elle puisse évoluer, il faut que l’originalité individuelle puisse se faire jour ; or, pour que celle de l’idéaliste qui rêve de dépasser son siècle puisse se manifester, il faut que celle du criminel, qui est au-dessous de son temps, soit possible. L’une ne va pas sans l’autre.

Ce n’est pas tout. Outre cette utilité indirecte, il arrive que le crime joue lui-même un rôle utile dans cette évolution. Non seulement il implique que la voie reste ouverte aux changements nécessaires, mais encore, dans certains cas, il prépare directement ces changements. Non seulement, là où il existe, les sentiments collectifs sont dans l’état de malléabilité nécessaire pour prendre une forme nouvelle, mais encore il contribue parfois à prédéterminer la forme qu’ils prendront. Que de fois, en effet, il n’est qu’une anticipation de la morale à venir, un acheminement vers ce qui sera ! D’après le droit athénien, Socrate était un criminel et sa condamnation n’avait rien que de juste. Cependant son crime, à savoir l’indépendance de sa pensée, était utile, non seulement à l’humanité, mais à sa patrie. Car il servait à préparer une morale et une foi nouvelles dont les Athéniens avaient alors besoin parce que les traditions dont ils avaient vécu jusqu’alors n’étaient