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semblaient se contrôler mutuellement et confirmaient l’idée de la dualité constitutionnelle de l’homme[1].

Mais l’âme n’est pas un esprit. Elle est attachée à un corps d’où elle ne sort qu’exceptionnellement ; et, tant qu’elle n’est rien de plus, elle n’est l’objet d’aucun culte. L’esprit, au contraire, tout en ayant généralement pour résidence une chose déterminée, peut s’en éloigner à volonté et l’homme ne peut entrer en relations avec lui qu’en observant des précautions rituelles. L’âme ne pouvait donc devenir esprit qu’à condition de se transformer : la simple application des idées précédentes au fait de la mort produisit tout naturellement cette métamorphose. Pour une intelligence rudimentaire, en effet, la mort ne se distingue pas d’un long évanouissement ou d’un sommeil prolongé ; elle en a tous les aspects. Il semble donc qu’elle aussi consiste en une séparation de l’âme et du corps, analogue à celle qui se produit chaque nuit ; seulement, comme, en pareil cas, on ne voit pas le corps se ranimer, on se fait à l’idée d’une séparation sans limite de temps assignable. Même, une fois que le corps est détruit et les rites funéraires ont en partie pour objet de hâter cette destruction — la séparation passe nécessairement pour définitive. Voilà donc des esprits détachés de tout organisme et lâchés en liberté à travers l’espace. Leur nombre augmentant avec le temps, il se forme ainsi, tout autour de la population vivante, une population d’âmes. Ces âmes d’hommes ont des besoins et des passions d’hommes ; elles cherchent donc à se mêler à la vie de leurs compagnons d’hier, soit pour les aider, soit pour leur nuire, selon les sentiments qu’elles ont gardés pour eux. Or leur nature en fait, suivant le cas, ou des auxiliaires très précieux ou des adversaires très redoutés. Elles peuvent, en effet, grâce à

  1. V. Spencer, Principes de sociologie, I, p. 205 et suiv. (Paris. F. AIcan), et Tylor, op. cit., I, p. 509, 517.