Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/79

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

emprunter aucun de ses éléments à une religion antérieure ; 2° il faut faire voir ensuite comment les âmes devinrent l’objet d’un culte et se transformèrent en esprits ; 3° enfin, puisque le culte des esprits n’est le tout d’aucune religion, il reste à expliquer comment le culte de la nature est dérivé du premier.


L’idée d’âme aurait été suggérée à l’homme par le spectacle, mal compris, de la double vie qu’il mène normalement à l’état de veille, d’une part, pendant le sommeil, de l’autre. En effet, pour le sauvage[1], les représentations qu’il a pendant la veille et celles qu’il perçoit dans le rêve ont, dit-on, la même valeur : il objective les secondes comme les premières, c’est-à-dire qu’il y voit l’image d’objets extérieurs dont elles reproduisent plus ou moins exactement l’aspect. Quand donc il rêve qu’il a visité un pays éloigné, il croit s’y être réellement rendu. Mais il ne peut y être allé que s’il existe deux êtres en lui : l’un, son corps, qui est resté couché sur le sol et qu’il retrouve au réveil dans la même position ; l’autre qui, pendant le même temps, s’est mû à travers l’espace. De même, si, pendant son sommeil, il se voit converser avec quelqu’un de ses compagnons qu’il sait retenu au loin, il en conclut que ce dernier, lui aussi, est composé de deux êtres : l’un qui dort à quelque distance et l’autre qui est venu se manifester par la voie du rêve. De ces expériences répétées se dégage peu à peu cette idée qu’il existe en chacun de nous un double, un autre nous-même qui, dans des conditions déterminées, a le pouvoir de quitter l’organisme où il réside et de s’en aller pérégriner au loin.

Ce double reproduit naturellement tous les traits essen-

  1. C’est le mot dont se sert M. Tylor. Il à l’inconvénient de paraître impliquer qu’il existe des hommes au sens propre du mot, avant qu’il y ait une civilisation. D’ailleurs, il n’y a pas de terme convenable pour rendre l’idée ; celui de primitif, dont nous nous servons de préférence, faute de mieux, est, comme nous l’avons dit, loin d’être satisfaisant.