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vouerait à quelque saint, dans l’ombre du cloître, un culte particulier. Une Église, ce n’est pas simplement une confrérie sacerdotale ; c’est la communauté morale formée par tous les croyants d’une même foi, les fidèles comme les prêtres. Toute communauté de ce genre fait normalement défaut à la magie[1].

Mais si l’on fait entrer la notion d’Église dans la définition de la religion, n’en exclut-on pas du même coup les religions individuelles que l’individu institue pour lui-même et célèbre pour lui seul ? Or il n’est guère de société ou il ne s’en rencontre. Chaque Ojibway, comme on le verra plus loin, a son manitou personnel qu’il se choisit lui-même et auquel il rend des devoirs religieux particuliers ; le Mélanésien des îles Banks a son tamaniu[2] ; le Romain a son genius[3] ; le chrétien a son saint patron et son ange gardien, etc. Tous ces cultes semblent, par définition, indépendants de toute idée de groupe. Et non seulement ces religions individuelles sont très fréquentes dans l’histoire, mais certains se demandent aujourd’hui si elles ne sont pas appelées à devenir la forme éminente de la vie religieuse et si un jour ne viendra pas où il n’y aura plus d’autre culte que celui que chacun se fera librement dans son for intérieur[4].

Mais si, laissant provisoirement de côté ces spéculations sur l’avenir, nous nous bornons à considérer les religions telles qu’elles sont dans le présent et telles qu’elles ont été dans le passé, il apparaît avec évidence que ces cultes indi-

  1. Robertson Smith avait déjà montré que la magie s’oppose à la religion comme l’individuel au social (The Religion of the Semites, 2e éd., p. 264-265). D’ailleurs, en distinguant ainsi la magie de la religion, nous n’entendons pas établir entre elles une solution de continuité. Les frontières entre les deux domaines sont souvent indécises.
  2. Codrington, in Trans. a. Proc. Roy. Soc. of Victoria, XVI, p. 136.
  3. Negrioli, Dei Genii presa à Romani.
  4. C’est la conclusion à laquelle arrive Spencer dans ses Ecclesiastical Institutions (chap. XVI). C’est aussi celle de M. Sabatier, dans son Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, et de toute l’école à laquelle il appartient.