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ment, en effet, c’est toujours, en quelque mesure, penser d’une manière impersonnelle ; c’est aussi penser sub specie æternitatis. Impersonnalité, stabilité, telles sont les deux caractéristiques de la vérité. Or la vie logique suppose évidemment que l’homme sait, tout au moins confusément, qu’il y a une vérité, distincte des apparences sensibles. Mais comment a-t-il pu parvenir à cette conception ? On raisonne le plus souvent comme si elle avait dû se présenter spontanément à lui dès qu’il ouvrit les yeux sur le monde. Cependant, il n’y a rien dans l’expérience immédiate qui puisse la suggérer ; tout même la contredit. Aussi l’enfant et l’animal n’en ont-ils même pas le soupçon. L’histoire montre, d’ailleurs, qu’elle a mis des siècles à se dégager et à se constituer. Dans notre monde occidental, c’est avec les grands penseurs de la Grèce qu’elle a pris, pour la première fois, une claire conscience d’elle-même et des conséquences qu’elle implique ; et, quand la découverte se fit, ce fut un émerveillement, que Platon a traduit en un langage magnifique. Mais si c’est seulement à cette époque que l’idée s’est exprimée en formules philosophiques, elle préexistait nécessairement à l’état de sentiment obscur. Ce sentiment, les philosophes ont cherché à l’élucider ; ils ne l’ont pas créé. Pour qu’ils pussent le réfléchir et l’analyser, il fallait qu’il leur fût donné et il s’agit de savoir d’où il venait, c’est-à-dire dans quelle expérience il était fondé. C’est dans l’expérience collective. C’est sous la forme de la pensée collective que la pensée impersonnelle s’est, pour la première fois, révélée à l’humanité ; et on ne voit pas par quelle autre voie aurait pu se faire cette révélation. Par cela seul que la société existe, il existe aussi, en dehors des sensations et des images individuelles, tout un système de représentations qui jouissent de propriétés merveilleuses. Par elles, les hommes se comprennent, les intelligences se pénètrent les unes les autres. Elles ont en elles une sorte de force, d’ascendant moral en vertu duquel elles s’imposent aux esprits particuliers. Dès lors l’individu se rend compte,