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un homme, s’il ne l’avait acquise. Sans doute, en s’incarnant chez les individus, les idéaux collectifs tendent à s’individualiser. Chacun les entend à sa façon, les marque de son empreinte ; on en retranche des éléments, on en ajoute d’autres. L’idéal personnel se dégage ainsi de l’idéal social, à mesure que la personnalité individuelle se développe et devient une source autonome d’action. Mais si l’on veut comprendre cette aptitude, si singulière en apparence, à vivre en dehors du réel, il suffit de la rattacher aux conditions sociales dont elle dépend.

Il faut donc se garder de voir dans cette théorie de la religion un simple rajeunissement du matérialisme historique : ce serait se méprendre singulièrement sur notre pensée. En montrant dans la religion une chose essentiellement sociale, nous n’entendons nullement dire qu’elle se borne à traduire, en un autre langage, les formes matérielles de la société et ses nécessités vitales immédiates. Sans doute, nous considérons comme une évidence que la vie sociale dépend de son substrat et en porte la marque, de même que la vie mentale de l’individu dépend de l’encéphale et même de l’organisme tout entier. Mais la conscience collective est autre chose qu’un simple épiphénomène de sa base morphologique, tout comme la conscience individuelle est autre chose qu’une simple efflorescence du système nerveux. Pour que la première apparaisse, il faut que se produise une synthèse sui generis des consciences particulières. Or, cette synthèse a pour effet de dégager tout un monde de sentiments, d’idées, d’images qui, une fois nés, obéissent à des lois qui leur sont propres. Ils s’appellent, se repoussent, fusionnent, se segmentent, prolifèrent sans que toutes ces combinaisons soient directement commandées et nécessitées par l’état de la réalité sous-jacente. La vie ainsi soulevée jouit même d’une assez grande indépendance pour qu’elle se joue parfois en des manifestations sans but, sans utilité d’aucune sorte, pour le seul plaisir de s’affirmer. Nous avons précisément montré que c’est sou-