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d’abord, la question n’était que déplacée ; il restait à faire voir d’où vient que les puissances de mal ont l’intensité et la contagiosité des autres. En d’autres termes, comment se fait-il qu’elles soient, elles aussi, de nature religieuse ? Ensuite, l’énergie et la force d’expansion qui leur sont communes ne permettent pas de comprendre comment, malgré le conflit qui les divise, elles peuvent se transformer les unes dans les autres ou se substituer les unes aux autres dans leurs fonctions respectives, comment le pur peut contaminer tandis que l’impur sert parfois à sanctifier[1].

L’explication que nous avons précédemment proposée des rites piaculaires permet de répondre à cette double question.

Nous avons vu, en effet, que les puissances mauvaises sont un produit de ces rites et les symbolisent. Quand la société traverse des circonstances qui l’attristent, l’angoissent ou l’irritent, elle exerce sur ses membres une pression pour qu’ils témoignent, par des actes significatifs, de leur tristesse, de leur angoisse ou de leur colère. Elle leur impose comme un devoir de pleurer, de gémir, de s’infliger des blessures ou d’en infliger à autrui ; car ces manifestations collectives et la communion morale qu’elles attestent et qu’elles renforcent restituent au groupe l’énergie que les événements menaçaient de lui soustraire, et

  1. Smith, il est vrai, n’admet pas la réalité de ces substitutions et de ces transformations. Suivant lui, si la victime expiatoire servait à purifier, c’est que, par elle-même, elle n’avait rien d’impur. Primitivement, c’était une chose sainte ; elle était destinée à rétablir, par le moyen d’une communion, les liens de parenté qui unissaient le fidèle à son dieu quand un manquement rituel les avait détendus ou brisés. On choisissait même, pour cette opération, un animal exceptionnellement saint afin que la communion soit plus efficace et effaçât plus complètement les effets de la faute. C’est seulement quand on eut cessé de comprendre le sens du rite que l’animal sacro-saint fut considéré comme impur (op. cit., p. 347 et suiv.). Mais il est inadmissible que des croyances et des pratiques aussi universelles que celles que nous trouvons à la base du sacrifice expiatoire soient le produit d’une simple erreur d’interprétation. En fait, il n’est pas douteux que la victime expiatoire ne soit chargée de l’impureté du péché. D’ailleurs, nous venons de voir que ces transformations du pur ou impur ou inversement se rencontrent dès les sociétés les plus inférieures que nous connaissions.