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donner cours à une tristesse spontanément éprouvée. Dans ces circonstances, l’état intérieur du croyant est hors de proportions avec les dures abstinences auxquelles il se soumet. S’il est triste, c’est, avant tout, parce qu’il s’astreint à être triste et il s’y astreint pour affirmer sa foi. L’attitude de l’Australien pendant le deuil s’explique de la même manière. S’il pleure, s’il gémit, ce n’est pas simplement pour traduire un chagrin individuel ; c’est pour remplir un devoir au sentiment duquel la société ambiante ne manque pas de le rappeler à l’occasion.

On sait d’autre part comment les sentiments humains s’intensifient quand ils s’affirment collectivement. La tristesse, comme la joie, s’exalte, s’amplifie en se répercutant de conscience en conscience et vient, par suite, s’exprimer au-dehors sous forme de mouvements exubérants et violents. Ce n’est plus l’agitation joyeuse que nous observions naguère ; ce sont des cris, des hurlements de douleur. Chacun est entraîné par tous ; il se produit comme une panique de tristesse. Quand la douleur en arrive à ce degré d’intensité, il s’y mêle une sorte de colère et d’exaspération. On éprouve le besoin de briser, de détruire quelque chose. On s’en prend à soi-même ou aux autres. On se frappe, on se blesse, on se brûle, ou bien on se jette sur autrui pour le frapper, le blesser et le brûler. Ainsi s’est établi l’usage de se livrer, pendant le deuil, à de véritables orgies de tortures. Il nous paraît très vraisemblable que la vendetta et la chasse aux têtes n’ont pas d’autre origine. Si tout décès est attribué à quelque sortilège magique et si, pour cette raison, on croit que le mort doit être vengé, c’est qu’on éprouve le besoin de trouver, à tout prix, une victime sur laquelle puissent se décharger la douleur et la colère collectives. Cette victime, on va naturellement la chercher au-dehors ; car un étranger est un sujet minoris resistentiae ; comme il n’est pas protégé par les sentiments de sympathie qui s’attachent à un parent ou à un voisin, il n’y a rien en lui qui repousse et