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les plus explicites de leurs écrivains les plus autorisés[1] ».

Si, d’ailleurs, cette indifférence pour le divin est à ce point développée dans le bouddhisme et le jaïnisme, c’est qu’elle était déjà en germe dans le brahmanisme d’où l’une et l’autre religion sont dérivées. Au moins sous certaines de ses formes, la spéculation brahmanique aboutissait à « une explication franchement matérialiste et athée de l’univers[2] ». Avec le temps, les multiples divinités que les peuples de l’Inde avaient tout d’abord appris à adorer étaient venues comme se fondre en une sorte de principe un, impersonnel et abstrait, essence de tout ce qui existe. Cette réalité suprême, qui n’a plus rien d’une personnalité divine, l’homme la contient en lui, ou plutôt il ne fait qu’un avec elle puisqu’il n’existe rien en dehors d’elle. Pour la trouver et s’unir à elle, il n’a donc pas à chercher hors de lui-même quelque appui extérieur ; il suffit qu’il se concentre sur soi et qu’il médite. « Quand, dit Oldenberg, le bouddhisme s’engage dans cette grande entreprise d’imaginer un monde de salut où l’homme se sauve lui-même, et de créer une religion sans dieu, la spéculation brahmanique a déjà préparé le terrain pour cette tentative. La notion de divinité a reculé pas à pas ; les figures des anciens dieux s’effacent pâlissantes ; le Brahma trône dans son éternelle quiétude, très haut au-dessus du monde terrestre, et il ne reste plus qu’une seule personne à prendre une part active à la grande œuvre de la délivrance : c’est l’homme[3] ». Voilà donc une portion considérable de l’évolution religieuse qui a consisté, en somme, dans un recul progressif de l’idée d’être spirituel et de divinité. Voilà de grandes religions où les invocations, les propitiations, les sacrifices, les prières proprement dites sont bien loin de tenir une place prépondérante et qui, par conséquent, ne présentent pas le signe

  1. Op. cit., p. 146.
  2. Barth, in Encyclopédie des sciences religieuses, VI, p. 548.
  3. Le Bouddha, p. 51.