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que dans les esprits qui le pensent[1]. Pour que les êtres sacrés, une fois conçus, n’eussent pas besoin des hommes pour durer, il faudrait donc que les représentations qui les expriment, restassent toujours égales à elles-mêmes. Mais cette stabilité est impossible. En effet, c’est dans la vie en groupe qu’elles se forment, et la vie en groupe est essentiellement intermittente. Elles participent donc nécessairement de la même intermittence. Elles atteignent leur maximum d’intensité au moment où les individus sont assemblés et en rapports immédiats les uns avec les autres, où ils communient tous dans une même idée ou un même sentiment. Mais une fois que l’assemblée est dissoute et que chacun a repris son existence propre, elles perdent progressivement de leur énergie première. Peu à peu recouvertes par le flot montant des sensations journalières, elles finiraient par s’enfoncer dans l’inconscient, si nous ne trouvions quelque moyen de les rappeler à la conscience et de les revivifier. Or elles ne peuvent s’affaiblir sans que les êtres sacrés perdent de leur réalité, puisqu’ils n’existent qu’en elles et par elles. Si nous les pensons moins fortement ils comptent moins pour nous et nous comptons moins avec eux ; ils sont à un moindre degré. Voilà donc encore un point de vue par où les services des hommes leur sont nécessaires. Cette seconde raison de les assister est même plus importante que la première ; car elle est de tous les temps. Les intermittences de la vie physique n’affectent les croyances religieuses que quand les religions ne sont pas encore détachées de leur vase cosmique. Les intermittences de la vie sociale sont, au contraire, inévitables ; mais les religions les plus idéalistes ne sauraient y échapper.

C’est d’ailleurs, grâce à cet état de dépendance où sont

  1. En un sens philosophique, il en est de même de toute chose ; car rien n’existe que par la représentation. Mais, comme nous l’avons montré (p. 325-326), la proposition est doublement vraie des forces religieuses, parce que, dans la constitution des choses, il n’y a rien qui corresponde au caractère sacré.