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III

Ce qui fait l’intérêt du système de rites qui vient d’être décrit, c’est qu’on y trouve, sous la forme la plus élémentaire qui soit actuellement connue, tous les principes essentiels d’une grande institution religieuse qui était appelée à devenir un des fondements du culte positif dans les religions supérieures : c’est l’institution sacrificielle.

On sait quelle révolution les travaux de Robertson Smith ont déterminée dans la théorie traditionnelle du sacrifice[1]. Jusqu’à lui, on ne voyait dans le sacrifice qu’une sorte de tribut ou d’hommage, obligatoire ou gracieux, analogue à

    il appelle cette opération die Freigabe des Totems zum allgemeinen Gebrauch (III, p. 7). Il nous apprend même que cette opération est assez importante pour être désignée par un mot spécial dans la langue des Arunta. Il ajoute, il est vrai, que cette consommation rituelle n’est pas la seule, mais que, parfois, le chef et les anciens mangent également de la plante ou de l’animal sacré avant la cérémonie initiale, et que l’acteur du rite, en fait autant après la célébration. Le fait n’a rien d’invraisemblable ; ces consommations sont autant de moyens employés par les officiants ou les assistants pour se conférer les vertus qu’ils veulent acquérir ; il n’est pas étonnant qu’elles soient multipliées. Il n’y a rien là qui infirme le récit de Spencer et Gillen ; car le rite sur lequel ils insistent, et non sans raison, c’est la Freigabe des Totems.

    Sur deux points seulement, Strehlow conteste les allégations de Spencer et Gillen. Tout d’abord, il déclare que la consommation rituelle n’a pas lieu dans tous les cas. Le fait n’est pas douteux, puisqu’il y a des animaux et des plantes totémiques qui ne sont pas comestibles. Mais il reste que le rite est très fréquent ; Strehlow en cite de nombreux exemples (p. 13, 14, 19, 23, 33, 36, 50, 59, 67, 68, 71, 75, 80, 84, 89, 93). En second lieu, on a vu que, d’après Spencer et Gillen, si le chef du clan ne mangeait pas de l’animal ou de la plante totémique, il perdrait ses pouvoirs. Strehlow assure que les témoignages des indigènes ne confirment pas cette assertion. Mais la question nous paraît tout à fait secondaire. Le fait certain est que cette consommation rituelle est prescrite ; c’est donc qu’elle est jugée utile ou nécessaire. Or, comme toute communion, elle ne peut servir qu’à conférer au sujet qui communie les vertus dont il a besoin. De ce que les indigènes ou certains d’entre eux ont perdu de vue cette fonction du rite, il ne suit pas qu’elle ne soit pas réelle. Est-il nécessaire de répéter que les fidèles ignorent le plus souvent les véritables raisons d’être des pratiques qu’ils accomplissent ?

  1. V. The Religion of the Semites, lectures VI à XI, et l’article « Sacrifice » dans l’Encyclopedia Britannica.