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nécessaire où l’homme se forme et se trempe, où il acquiert les qualités de désintéressement et d’endurance sans lesquelles il n’y a pas de religion. Même, pour que ce résultat soit obtenu, il est bon que l’idéal ascétique vienne s’incarner éminemment en des personnages particuliers dont c’est, pour ainsi dire, la spécialité de représenter, presque avec excès, cet aspect de la vie rituelle ; car ils sont comme autant de modèles vivants qui incitent à l’effort. Tel est le rôle historique des grands ascètes. Quand on analyse dans le détail leurs faits et leurs gestes, on se demande quelle en peut être la fin utile. On est frappé de ce qu’il y a d’outré dans le mépris qu’ils professent pour tout ce qui passionne ordinairement les hommes. Mais ces outrances sont nécessaires pour entretenir chez les fidèles un suffisant dégoût de la vie facile et des plaisirs communs. Il faut qu’une élite mette le but trop haut pour que la foule ne le mette pas trop bas. Il faut que quelques-uns exagèrent pour que la moyenne reste au niveau qui convient.

Mais l’ascétisme ne sert pas seulement à des fins religieuses. Ici, comme ailleurs, les intérêts religieux ne sont que la forme symbolique d’intérêts sociaux et moraux. Les êtres idéaux auxquels s’adressent les cultes ne sont pas les seuls à réclamer de leurs serviteurs un certain mépris de la douleur : la société, elle aussi, n’est possible qu’à ce prix. Tout en exaltant les forces de l’homme, elle est souvent rude aux individus : elle exige nécessairement d’eux de perpétuels sacrifices ; elle fait sans cesse violence à nos appétits naturels, précisément parce qu’elle nous élève au-dessus de nous-mêmes. Pour que nous puissions remplir nos devoirs envers elle, il faut donc que nous soyons dressés à violenter parfois nos instincts, à remonter, quand il le faut, la pente de la nature. Ainsi, il y a un ascétisme qui, inhérent à toute vie sociale, est destiné à survivre à toutes les mythologies et à tous les dogmes ; il fait partie intégrante de toute culture humaine. Et c’est lui, au fond, qui est la raison d’être et la justi-