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dans le cercle des choses sacrées avec lesquelles il s’agit de le mettre en contact, on le sépare violemment du monde profane ; ce qui ne va pas sans abstinences multipliées, sans une recrudescence exceptionnelle du système des interdits. C’est précisément ce qui se produit, en Australie, au moment de l’initiation. Pour transformer les jeunes gens en hommes, on leur fait vivre une véritable vie d’ascètes. Mrs Parker les appelle très justement les moines de Baiame[1].

Mais abstinences et privations ne vont pas sans souffrances. Nous tenons par toutes les fibres de notre chair au monde profane ; notre sensibilité nous y attache ; notre vie en dépend. Il n’est pas seulement le théâtre naturel de notre activité ; il nous pénètre de toutes parts ; il est partie de nous-même. Nous ne pouvons donc nous en détacher sans faire violence à notre nature, sans froisser douloureusement nos instincts. En d’autres termes, le culte négatif ne peut se développer sans faire souffrir. La douleur en est une condition nécessaire. On a été ainsi amené à la considérer comme constituant par elle-même une sorte de rite ; on y a vu un état de grâce qu’il faut rechercher et susciter, même artificiellement, à cause des pouvoirs et des privilèges qu’elle confère au même titre que ces systèmes d’interdits dont elle est l’accompagnement naturel. Preuss est le premier, à notre connaissance, qui ait eu le sentiment du rôle

  1. On peut rapprocher de ces pratiques ascétiques celles qui sont en usage lors de l’initiation du magicien. Tout comme le jeune néophyte, l’apprenti magicien est soumis à une multitude d’interdits dont l’observance contribue à lui faire acquérir ses pouvoirs spécifiques (v. L’origine des pouvoirs magiques, dans Mélanges d’histoire des religions, par Hubert et Mauss, p. 171, 173, 176). Il en est de même pour les époux à la veille ou au lendemain du mariage (tabous des fiancés et des jeunes mariés) ; c’est que le mariage implique également un grave changement d’état. Nous nous bornons à mentionner sommairement ces faits, sans nous y arrêter ; car les premiers concernent le magie qui n’est pas de notre sujet, et les seconds se rattachent à cet ensemble de règles juridico-religieuses qui se rapportent au commerce des sexes et dont l’étude ne sera possible que conjointement avec les autres préceptes de la morale conjugale primitive.