Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quels il n’y avait et ne pouvait y avoir que des relations spirituelles, il entendait faire œuvre de rationaliste et il ne voyait dans cet animisme universel rien qui pût offenser l’entendement.

D’ailleurs, l’idée de surnaturel, telle que nous l’entendons, date d’hier : elle suppose, en effet, l’idée contraire dont elle est la négation et qui n’a rien de primitif. Pour qu’on pût dire de certains faits qu’ils sont surnaturels, il fallait avoir déjà le sentiment qu’il existe un ordre naturel des choses, c’est-à-dire que les phénomènes de l’univers sont liés entre eux suivant des rapports nécessaires, appelés lois. Une fois ce principe acquis, tout ce qui déroge à ces lois devait nécessairement apparaître comme en dehors de la nature et, par suite, de la raison : car ce qui est naturel en ce sens est aussi rationnel, ces relations nécessaires ne faisant qu’exprimer la manière dont les choses s’enchaînent logiquement. Mais cette notion du déterminisme universel est d’origine récente ; même les plus grands penseurs de l’antiquité classique n’avaient pas réussi à en prendre pleinement conscience. C’est une conquête des sciences positives ; c’est le postulat sur lequel elles reposent et qu’elles ont démontré par leurs progrès. Or, tant qu’il faisait défaut ou n’était pas assez solidement établi, les événements les plus merveilleux n’avaient rien qui ne parût parfaitement concevable. Tant qu’on ne savait pas ce que l’ordre des choses a d’immuable et d’inflexible, tant qu’on y voyait l’œuvre de volontés contingentes, on devait trouver naturel que ces volontés ou d’autres pussent le modifier arbitrairement. Voilà pourquoi les interventions miraculeuses que les anciens prêtaient à leurs dieux n’étaient pas à leurs yeux des miracles, dans l’acception moderne du mot. C’étaient pour eux de beaux, de rares ou de terribles spectacles, objets de surprise et d’émerveillement (θαύματα, mirabilia, miracula) ; mais ils n’y voyaient nullement des sortes d’échappées sur un monde mystérieux où la raison ne peut pénétrer.