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incarné dans chaque individu. Et il n’y a dans cette dérivation rien qui puisse nous surprendre. Déjà nous savons que ce principe est immanent à chacun des membres du clan. Mais, en pénétrant dans les individus, il est inévitable qu’il s’individualise lui-même. Parce que les consciences, dont il devient ainsi un élément intégrant, diffèrent les unes des autres, il se différencie à leur image ; parce que chacune a sa physionomie propre, il prend, en chacune, une physionomie distincte. Sans doute, en lui-même, il reste une force extérieure et étrangère à l’homme ; mais la parcelle que chacun est censé en posséder ne peut pas ne pas contracter d’étroites affinités avec le sujet particulier en qui elle réside : elle participe de sa nature ; elle devient sienne en quelque mesure. Elle a ainsi deux caractères contradictoires, mais dont la coexistence est un des traits distinctifs de la notion d’âme. Aujourd’hui comme autrefois, l’âme est, d’une part, ce qu’il y a de meilleur et de plus profond en nous-mêmes, la partie éminente de notre être ; et pourtant, c’est aussi un hôte de passage qui nous est venu du dehors, qui vit en nous une existence distincte de celle du corps, et qui doit reprendre un jour sa complète indépendance. En un mot, de même que la société n’existe que dans et par les individus, le principe totémique ne vit que dans et par les consciences individuelles dont l’association forme le clan. Si elles ne le sentaient pas en elles, il ne serait pas ; ce sont elles qui le mettent dans les choses. Il est donc nécessité à se partager et à se fragmenter entre elles. Chacun de ces fragments est une âme.

Un mythe que nous trouvons dans un assez grand nombre de sociétés du centre, et qui, d’ailleurs, n’est qu’une forme particulière des précédents, montre mieux encore que telle est bien la matière dont est faite l’idée d’âme. Dans ces tribus, la tradition met à l’origine de chaque clan, non pas une pluralité d’ancêtres, mais deux seulement[1],

  1. Chez les Kaitish (North. Tr., p. 154), chez les Urabunna (North. Tr., p. 146).